Dany Dumont
La banquise, ou glace de mer, se forme lorsque l’eau de mer atteint son point de congélation, qui se situe autour de -1.9°C, d’abord sous la forme de petits cristaux de glace en suspension – le frasil – qui s’agglomèrent petit à petit jusqu’à ce qu’ils se consolident et émergent de la surface pour devenir de la glace grise ou blanche, selon qu’elle est encore imbibée d’eau liquide ou non. La façon dont le frasil se consolide dépend fortement de l’état de la mer et de la présence de frontières physiques. Le mouvement de va-et-vient qu’imposent les vagues sur le frasil en surface qui, de manière périodique, comprime les cristaux les uns sur les autres, mène à la formation de crêpes (pancakes ou cakes dans le jargon des spécialistes) dont la taille est déterminée par la longueur d’onde des vagues. Le frasil et les pancakes se retrouvent préférablement sur le rivage ou sur une banquise déjà formée où il peut s’accumuler par l’action des vagues et du vent. Lorsqu’il fait suffisamment froid, cette glace jeune continue de se consolider et de s’épaissir soit par accumulation de neige ou par congélation d’eau de mer à sa base. Plus il fait froid longtemps et plus la glace devient épaisse. Il existe une épaisseur d’équilibre pour laquelle le pouvoir isolant de la glace empêche l’océan de perdre plus de chaleur par conduction à travers la glace, vers l’atmosphère. Toutefois, la glace peut continuer de s’épaissir non pas par congélation, mais par chevauchement et empilement de morceaux de glace adjacents comprimés les uns sur les autres par les forces considérables que le vent et les courants peuvent exercer sur de grandes étendues de glace.
Lorsque la banquise est bien installée, elle apparaît comme un désert blanc plus ou moins lisse, souvent parsemé de dunes et de crêtes, comme un paysage qui laisse oublier que ce plancher irrégulier flotte sur un océan. En effet, la banquise a un effet tranquillisant sur la surface de l’océan : les vagues générées par le vent en eau libre et qui entrent dans la banquise sont rapidement atténuées par celle-ci, les plus courtes vagues étant plus fortement atténuées que les plus longues. Les vagues suffisamment longues sont capables de faire onduler la banquise et peuvent même, si elles sont suffisamment énergétiques, la briser en morceaux, que l’on appelle floes, pouvant aller de quelques mètres à plusieurs centaines de mètres de diamètre. On appelle cette région où l’effet des vagues se fait sentir la zone marginale glaciaire, car elle se situe près de la marge glaciaire où la banquise rencontre l’océan libre où les vagues sont générées. La Figure 1 montre la zone marginale vue de l’espace par un satellite, caractérisée par une glace fragmentée en morceaux indissociables à cette échelle et des mouvements tourbillonnaires (Dumont et al. 2011). La banquise intérieure, loin de la marge, est quant à elle caractérisée par de larges plaques et de lignes de fracture linéaires.

Parmi les nombreux effets du réchauffement global, qui se fait sentir de manière plus importante dans les régions arctiques et plus particulièrement l’hiver, la diminution de l’étendue et de l’épaisseur du couvert de glace est sans doute l’un des plus remarquables. Au cours des trente (30) dernières années, la banquise estivale arctique a perdu environ 30% de son étendue et environ 50% de son volume. Le vent y génère donc de plus fortes vagues qui se propagent encore plus loin dans la banquise plus mince, causant ainsi plus de fragmentation et augmentant par conséquent l’étendue de la zone marginale.
Bien que les interactions entre les vagues et glace soient étudiées depuis plus d’un demi-siècle (Squire 2007), les modèles numériques utilisés pour simuler le comportement de la banquise et prévoir l’état de la mer n’en tiennent pas compte. C’est à notre avis l’une des raisons pour laquelle les prévisions de glace faites par ces modèles sont si peu fiables et que même les navigateurs ne s’y fient que très peu, préférant faire confiance aux observations les plus récentes le long de leur itinéraire et à leurs connaissances de l’effet de la météo sur la banquise. Sur des échelles plus longues, les modèles ne s’entendent pas non plus sur le moment où l’Océan Arctique sera libre de glace en été. Des modèles couplés vagues- glace ont été proposés (Dumont et al. 2011, Williams et al. 2013), mais pour mieux paramétrer les processus physiques importants, les observations documentées dans la littérature sont largement insuffisantes et on a jugé nécessaire de monter notre propre programme d’observation, d’aller voir la banquise dans son milieu naturel et de l’observer en détail, aux échelles où elle interagit avec les vagues.
L’observatoire du pic Champlain
Quelques jours seulement après mon arrivée en poste à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski, par une journée glaciale du mois de janvier 2011, je me suis rendu au pic Champlain, dans le parc national du Bic, pour y admirer le magnifique pays dans lequel je venais de m’établir avec ma famille. J’ai été époustouflé par la scène : des vagues générées par le vent soufflant de l’ouest sur la polynie de l’estuaire maritime se propageant dans la banquise accumulée le long de la côte. Le constat est tombé, le parc du Bic ferait un excellent laboratoire naturel pour l’étude des interactions vagues-glace!
Pour réaliser de réels progrès en ce sens, il faut pouvoir mesurer les vagues et observer l’évolution de la rupture, de la déformation et de la dérive de la banquise. En d’autres mots, il faut filmer la banquise à des résolutions spatiale et temporelle beaucoup plus fines que ne le permettent les satellites, et attendre la tempête parfaite, c’est-à-dire le moment où des vagues suffisamment longues et énergétiques frapperont une banquise bien consolidée. La Baie du Ha! Ha! est un site exceptionnel pour observer ce genre d’événement. Avec son embouchure exposée aux vents d’ouest dominant, soufflant sur une distance (ou fetch) d’environ 70 km, elle agit comme un piège pour la banquise dérivante le long de la côte tout en étant frappée, par des journées de grands vents, par des vagues suffisamment longues et énergétiques. De plus, le pic Champlain culminant à 350 m et surplombant la baie permet d’avoir une bonne vue d’ensemble du site en plus de permettre l’installation d’équipements de mesure. Enfin, la remontée continuelle d’eau profonde et dense à la tête du chenal Laurentien, au large de Tadoussac, contribue à maintenir la température des eaux de surface de cette portion de l’estuaire maritime légèrement au-dessus du point de congélation, limitant ainsi la formation d’un couvert de glace complet et permettant au vent de générer des vagues même en plein hiver. Toutes les conditions semblaient donc réunies pour que l’on puisse observer, à cet endroit précis, plusieurs évènements de fragmentation de la banquise par les vagues.
La tempête parfaite
C’est le 27 janvier 2014 que Paul Nicot et moi, en collaboration avec le personnel du parc, avons installé pour la première fois une caméra autonome au belvédère du pic Champlain (Figures 2 et 3). Alimentée par des batteries et un panneau solaire, elle peut être programmée à distance et transmettre des images en direct grâce au réseau 3G. Avec une fréquence d’échantillonnage d’une photo toutes les 2 minutes et d’un capteur de 20 Mpx, il est possible de bien résoudre chacun des floes ainsi que leur déplacement. Pour obtenir des informations quantitatives, les images sont géorectifiées à partir d’un certain nombre de points de contrôle. Cette méthode consiste à associer à chaque pixel d’une image une position géographique. Le résultat est une image nous montrant le plan d’eau comme si nous l’observions de la verticale et où les objets élevés apparaissent projetés sur le plan, comme des ombres. La résolution de cette image varie en fonction de la distance par rapport à la caméra, d’environ 20 cm dans la Baie de Ha! Ha! à 30 m près de l’île du Bic (Figure 3).

En plus de la caméra, un instrument acoustique a été déployé sur le fond marin, à l’embouchure de la baie, dans le but de mesurer la hauteur et la période des vagues, les courants ainsi que l’épaisseur de la glace et ce, pendant tout l’hiver. Trois (3) capteurs de pression ont également été mouillés dans l’axe de la baie afin de quantifier l’atténuation de l’énergie des vagues à mesure qu’elles se propagent dans la banquise (Figure 2). Les variables météorologiques sont quant à elles fournies par la station météorologique d’Environnement Canada située sur l’île Bicquette. Une fois tout en place, il ne reste plus qu’à espérer que les vagues s’invitent, de jour, pour perturber un littoral bien englacé.

Fragmentation de la banquise par les vagues
Au moment de l’installation de la caméra, la baie était recouverte de glace consolidée jusqu’à son embouchure, probablement de quelques dizaines de centimètres d’épaisseur à en juger par les conditions environnantes. L’estuaire, quant à lui, n’était que partiellement englacé. Le premier évènement d’intérêt ne s’est pas fait attendre. Dès le lendemain, 28 janvier, un fort vent d’ouest s’est levé générant des vagues de 3 à 4 secondes de période et de près d’un mètre de hauteur, suffisamment fortes pour fragmenter la banquise en morceaux qui ont été emportés par le flot de la marée descendante. C’est la première fois qu’un tel évènement fut enregistré avec une aussi grande précision et de manière aussi complète. La vidéo ci-dessous présente la photographie accélérée de cet évènement. On peut y voir les images obliques originales et les images géorectifiées monochromes.
Le 13 février de la même année, peu après le levé du soleil et que la caméra se soit mise en marche, la banquise reformée par accumulation et congélation de frasil dans la baie s’est à nouveau fragmentée par l’action des vagues (Figure 4), nous offrant ainsi une deuxième réalisation d’un évènement que nous pensions rare.

Les nombreuses images et données recueillies ont entre autres permis de mettre en évidence la façon dont les vagues fragmentent la banquise. Quand les vagues entrent dans la glace, celle-ci fléchissent, à la manière d’une plaque élastique mince, laissant passer une partie de l’énergie de la vague. Une certaine portion de l’énergie transmise est dissipée par la friction à l’interface eau-glace, par les déformations inélastiques de la banquise, par la formation de craques dans la glace, mais une autre portion est réfléchie ou diffusée dans d’autres directions. Lorsque la courbure de la glace induite par le passage d’une vague dépasse une certaine valeur critique, déterminée par la capacité de la glace à résister aux forces de tension, celle-ci casse. C’est ce que l’on observe à la Figure 4. On peut voir notamment que les lignes de ruptures sont, dans un premier temps, principalement orientées parallèlement au front de l’onde incidente, produisant ainsi des floes allongés, qui se brisent ensuite pour produire des floes beaucoup plus isotropes. La Figure 5 montre comment la distribution de tailles des floes évolue au cours d’un évènement de rupture : la taille (aire) maximale des plus grands floes diminue et le nombre de petits floes augmente à mesure que les vagues continuent de frapper la glace nouvellement fragmentée. Remarquablement toutefois, on note qu’il existe une taille dominante, manifeste par la présence d’un maximum dans la distribution, ici autour de 250 m2, qui serait liée au processus de fragmentation. Il n’est par contre pas clair ce qui contrôle cette taille. Dépend-elle des propriétés mécaniques de la glace, comme sa rigidité ou sa résistance en flexion, ou dépend-elle de l’amplitude et la longueur des vagues? Les travaux de maîtrise de Jean-Christophe Gauthier-Marquis (2018), qui portent sur l’analyse spatio-temporelle de ces images, contribuent à élucider la question.

De photographe à canotier
Bien que les données recueillies nous permettent de déterminer avec beaucoup plus de certitude la façon dont les vagues fragmentent la banquise, la caméra ne dit pas tout : certains paramètres, comme l’épaisseur de la glace et l’énergie des vagues dans la glace, doivent être mesurés in situ. Après avoir envisagé plusieurs stratégies pour acquérir ces données, le canot à glace est rapidement apparu comme la seule plate-forme nous permettant d’accéder à la banquise dans les conditions d’intérêt. C’est ainsi qu’en mars 2016, nous avons lancé le programme BicWin qui pousse plus loin l’observation de la dynamique de la zone marginale. À suivre dans un prochain article.
Autres liens d’intérêt
- Vidéo montrant l’installation au Parc du Bic: Étudier la banquise
- Le documentaire Floes de Guillaume Lévesque
Remerciements
Un grand nombre de personnes ont participé de près ou de loin au volet exploratoire de cette recherche, à commencer par Daniel Bourgault, professeur en océanographie physique à l’ISMER, qui nous a aidé à comprendre et appliquer la géorectification, Anne-Claire Bihan-Poudec et Eliott Bismuth qui ont participé aux premières expéditions, ainsi que Paul Nicot, assistant de recherche qui a assuré la mise en place et le bon fonctionnement de la caméra. Nous tenons à remercier spécialement le personnel du parc national du Bic pour leur précieuse collaboration. Cette recherche a été financée par Environnement Canada, par les Affaires autochtones et du Nord Canada et par le réseau de centres d’excellence Marine Environmental Observation, Prediction and Response (MEOPAR).
Références
- Dumont, D., AL Kohout, L Bertino (2011) A wave-based model for the marginal ice zone including a floe breaking parameterization, J. Geophys. Res., 116(C4), C04001, doi:10.1029/2010JC006682.
- Gauthier-Marquis, J.-C. (2018) Fragmentation et déformation de la banquise, Mémoire de maîtrise, Institut des sciences de la mer de Rimouski, Université du Québec à Rimouski, 70 pp.
- Squire, VA (2007) Of ocean waves and sea-ice revisited, Cold Reg. Sci. Tech., 49, 110–133.
- Williams, TD, LG Bennetts, VA Squire (2013) Wave–ice interactions in the marginal ice zone. Part 1: Theoretical foundations, Ocean Model., 71, 81–91.
À propos de l’auteur: Dany Dumont est professeur chercheur en océanographie physique au POLR et membre de Québec-Océan. Il s’intéresse particulièrement aux interactions vagues-glace.